Le Goût de Sigmund Freud
Comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, Monsieur Freud aurait-il fait de la décoration sans être conscient d’inventer la grammaire d’un style que ses émules, prêtres et fidèles de sa religion nouvelle perpétueraient depuis.
par Philippe Renaud
Freud dispose, dans son cadre de vie, autour d’un divan, nouveau confessionnal laïc de sièges éclectiques, de tables d’appoint encombrées d’un bric à brac cultivé, de bibliothèques chargées comme indices de culture d’exception et de vitrines bourrées de bibelots antiques, traces archéologiques plus ou moins cassées trouvées dans les poubelles de l’Antiquité. On imagine que ces tas de collections lui ont inspiré ses théories novatrices et que les souvenirs de voyages qu’il accumule lui dictent ses rêves mythologiques ou bibliques. Cela fait il un style ou reste une simple accumulation de collectionneur obsessionnel ?
La bibliothèque
Le bureau
Pour supporter ses mémoires le bon Docteur Freud a certes créé une atmosphère feutrée, confidentielle, propre à la messe basse et à l’acte de contrition moderne, mais faire de lui un décorateur inconscient comme le personnage inspiré par Andrée Putman dans le film de Woody Allen « Intérieur » est une idée plus séduisante qu’une réalité. Épousons-la.
Kafka sur le divan de Freud
Le divan ©Freud museum, Londres
Le divan est au cœur de l’expérience.
A Vienne, comme à Londres, chez Freud, c’est une classique « couche » inspirée des « diwans » orientaux correspondant à la pratique médicale de l'époque.
Ces lits-canapés, Freud en a vu à l'Exposition Universelle de 1873 comme chez ses patients et patientes de la haute bourgeoisie où il se rend avant d’imposer le rite de la visite chez lui. Dans son cabinet, il place donc tout naturellement le divan offert par Madame Benvenisti une de ses patientes (c’est celui que l’on peut voir à Londres dans sa dernière maison), l’habille de tapis Qashqai, comme une couche nomade propice à la méridienne, la conversation mondaine ou le cinq à sept sentimental. Il en fera l’outil de sa pratique, moyen de détente du patient, quasi hypnotique, siège du discours libérateur et de l’aveu du désir de la faute essentielle.
Si, à l’aube du XXe siècle, Sigmund Freud est novateur essentiel de l’histoire de la pensée, analyste révolutionnaire de la sexualité et de ses arcanes en perpétuel devenir, génial compilateur des intuitions et théories des médecins et philosophes qui le concurrencent ou l’ont précédé, a-t-il parallèlement créé un style Freud dans les règles qu’il a suivies pour créer le cadre de ses cures. Vrai enfonceur de portes ouvertes sur la curiosité maladive et les énigmes du cerveau, il a simplement flatté son monde en restant dans le rang des interrogations cultivées du moment. En feignant de tout bouleverser comme un adolescent normalement révolté, il reste un bon fils de bourgeois viennois à l’aube du XXe siècle… Il n’est donc pas étonnant qu’il inscrive son quotidien dans le cadre de vie commun des intellectuels autrichiens aisés de l’époque qui, sans ostentation inutile, cherchent dans un décor bohème, éclectique et cultivé, à effacer le goût Biedermeier trop réservé pour exprimer le désordre gourmand des élites Mitteleuropa, grands voyageurs dans l’espace et dans le temps, curieux comme des fouines et collectionneurs de tout et de rien. A Paris, chez Charcot il a admiré la collection d’antiques : il va lui aussi entasser les curiosités grecques et romaines, moyen-orientales et chinoises comme autant de traces révélatrices de mythologies à réinventer pour mieux comprendre les mécanismes des pulsions éternelles. Ce tic perdure encore dans les cabinets d’analystes comme distraction sournoise, mais rassurante et forcément utile aux silences qui font partie du jeu introspectif. Contre-poids à la tentation du décor page blanche de la cellule monacale ou de l’espace moderniste pur et dur, les murs freudiens sont les cimaises plus ou moins encombrées d’images qui cachent mal leur sens caché mais titillent avec efficacité le désir enfoui de l’analysé autant que celui niché au fond de l’analysant.
Sigmund Freud (Heinz Bennent) et la princesse Marie Bonaparte (Catherine Deneuve) dans le téléfilm "Princesse Marie" de Benoît Jacquot, 2004
Pour ne pas se trahir en affichant ses réactions à l’écoute de son patient, Freud s’assoit dans un fauteuil en arrière du divan. Le sien, tapissé en cuir, hésite entre une esthétique anthropomorphique à la Gaudi et l’accessoire de plaisir pour maison de passe bien fréquentée. Hasard ou nécessité ? Alors que Vienne est le fief de la Sezessionstill, Freud ne semble pas épouser les voies du modernisme et semble oublier qu’une allusion sexuelle explicite peut orienter la mémoire dans des chemins de traverse qui mènent au contre-sens. Freud, dans un accès de lucidité, a-t-il exploré la notion d’acte manqué dans ses choix d’ameublement ?
Dans cet espace les objets et oeuvres d’art sont le nécessaire écho d’un paysage mental beau comme les montagnes. Ils flattent les esprits troublés par la bizarrerie des sentiments et favorise le rêve de devenir enfin l’artiste de son moi…
Fauteuil en cuir à l'esthétisme anthropomorphirque
Il y a bien des règles implicites dans l’art de créer l’ambiance propice à la cure psychanalytique, mais pas de style Freud proprement dit.
Au mieux il est influenceur avant l’heure. Par la suite, les disciples du maître ont pris des libertés pour recréer cette ambiance, mais ils sont restés attentifs à créer, comme le maître, le cocon rassurant qui, selon la culture supposée de leur patient, lui permettra de quitter les non-dits de la petite enfance. Le décor hérité de Freud est nomade mais fatalement héritier, il respire la culture dont il suit les arcanes initiatiques et fleure bon le double sens et l’interprétation intuitive pour, comme le phénix, renaitre de sa révélation quand l’analysant devient à son tour analyste ...
Le décor Freudien est simplement un mythe nomade qui dure et voyage autour du monde, pas un style.